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Histoire spirituelle de la Danse

De David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve/Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas.

Couverture, dessin France Dumas

C’est un livre malicieux qui se lit d’une traite, quatre-vingt-seize pages, grosse police de caractères, édité dans la collection de livres de poche chez Riveneuve-Archimbaud. L’humour s’y annonce grinçant à en juger le dessin de la première de couverture, réalisé par France Dumas, qui illustre l’ensemble du livre : trois squelettes dansent sur un crâne tout sourire, visiblement une danse macabre. La danse aurait-elle à voir avec la mort ?

Le mot spirituelle du titre, Histoire spirituelle de la Danse dans ses différentes acceptions, reste à définir : ne rien prendre au sérieux ; mieux voir l’essentiel et évoquer ce qui a trait à l’esprit et engage le talent intellectuel et moral ; montrer ce qui est relatif au sacré en se libérant de tout et notamment de soi-même, chaque lecteur en fera sa traduction. David Wahl donne la sienne par une apostrophe Au lecteur : « On raconte qu’il existe deux moyens excellents et éprouvés de connaître la danse. Le premier consiste en la danser. Le second en la contempler. Pour ma part, j’ai dû m’estimer plus malin que tout le monde, car j’ai cru bon de pouvoir la dire… Quant à tenter d’en saisir une dimension spirituelle cela peut sembler encore plus vain. Car assurément, comme le sait tout mystique, le silence seul est capable d’en parler. » Le ton est donné et tout au long de l’ouvrage, l’auteur prend le lecteur par la main.

On entre dans la danse par un épisode significatif et affligeant du rapport entre religion et danse, péché mortel, d’un certain abbé Rochefort qui, à peine arrivé dans sa paroisse sortant frais et moulu de ses études séminaristes, se met à interdire toute danse au village, n’hésitant pas à faire tirer sur la population rebelle. Au fil du temps les interdictions de rapprochement des corps furent multiples. La danse fut d’abord collective avant de se risquer au full contact par la valse, premier scandale hygiéniste. En contradiction avec cet abbé cité ci-dessus, d’autres font valoir que la danse est le langage des cieux. Ora pro nobis !

Et David Wahl se demande sur quoi se fonde cette peur et développe sa thèse et ses références : le corps, motif d’anxiété en Occident ; le trouble de la réincarnation venant de l’Inde ; le corps-prison selon Platon qui dans Gorgias déclare : « Peut-être qu’en vérité notre corps est un tombeau » et plus tard, Plotin qui défend toute reproduction de son visage. L’auteur décline le rapport des philosophes au corps, en tous cas ce qu’ils en disent, avant d’approcher les philosophes chrétiens et on n’est pas déçu du voyage, à commencer par Saint-Bernard prêchant face à ses moines : « Pourquoi la chair se réjouirait-elle… Celui qui vit aujourd’hui demain pourrira. »

Mais les morceaux de choix arrivent avec l’introduction du corps de la femme, dont s’étaient peu souciés les Grecs et les Romains. Odon de Cluny en 932 se charge de leur dissection avec force détails histopathologiques : peau, fluides, sang, viscères. Bref, la femme, coupable de tous les maux des hommes, terrorise. Pour Paracelse, en 1531, « rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse » et pour Lambert Daneau une vingtaine d’années plus tard, toute femme est une sorcière, et il fait allusion au sabbat des sorcières et à tout ce qui se colporte à ce sujet. Sans oublier ce pauvre paysan égaré, dénonçant la branle satanique à laquelle s’adonnerait sa femme, cette danse de la nuit qui avait terrorisé la ville de Genève en 1544.

Alors, les femmes seraient-elles la seule cause du désarroi des hommes ? pose l’auteur. Il faut se souvenir de Salomé obtenant par sa danse la tête de Jean-Baptiste, ou encore le Bal des ardents où l’élite de la chevalerie française avait péri brûlée vive, au XIVème siècle. Et David Wahl d’analyser que « si la danse de la femme fait apparaître le démon, il semblerait que la danse de l’homme, elle, signalât souvent sa fuite. » Et il fait un détour par la sexualité de l’homme et de la femme, non dénué d’humour, « le sexe a toujours fait rire, c’est un fait bien connu, et le rire nous ramène toujours à la mort. » Puis il montre que « danse et souffrance entretiennent de bien étroites liaisons », en parlant de maladie contagieuse, sorte de danse de Saint-Guy dans l’hystérie collective, et faisant référence aux jeux du cirque et des gladiateurs, premiers arts de la scène. Les condamnés à mort y étaient réellement dévorés par les ours et les premiers chrétiens y tenaient de drôles de rôles.

Le parcours continue et s’intensifie, David Wahl fait un détour par les danses macabres dans les églises, notamment pendant le carême et par les mystiques comme Louise du Néant (!) et ses extases et mère Jeanne des Anges dans ses épisodes de possession, au XVIIème siècle. La convulsion était même devenue spectacle, certaines femmes en faisaient commerce au cours de transes spectaculaires. Pour stopper ces dérives, Louis XIV inventa le métier de danseur par les Lettres du 30 mars 1661 son acte de naissance, et créa l’Académie royale de danse pour former ses propres danseurs d’une part, pour « refonder la danse avec de véritables règles d’écriture et d’exécution » d’autre part. Il créa lui-même un Ballet de la nuit où il paraissait comme un véritable Roi Soleil, d’où son nom. Même Descartes, le philosophe, écrivit en 1648 un ballet, pour son amie la reine Christine de Suède. Voltaire, un siècle plus tard, parle de la danse comme d’un art. « Un art, c’est-à-dire quelque chose que peu font et que beaucoup regardent. » On parle enfin de beauté, d’harmonie et de force vitale. Louis XIV rapprocha aussi la dissection des cadavres humains du théâtre d’anatomie où eurent lieu d’étranges expériences publiques, pour déterminer la frontière entre la vie et la mort.

Le livre se ferme sur l’enfance avec une comparaison entre l’humain et l’animal, « notre enfance étant la plus longue du règne animal » avant d’acquérir la station debout, et confirmant que le corps reçu à la naissance n’est en aucun cas le modèle réduit de notre corps adulte. Par comparaison et en résonance, les travaux de Boris Cyrulnik, font le constat que les enfants sauvages élevés par des louves gardent l’état de quadrupède. « Nous sommes ce que nous avons dansé, et ce que nous dansons encore » conclut David Wahl en faisant l’éloge du pied.

L’air de rien, ce livre est un petit bijou, et si l’on s’exprime à la manière de Riveneuve-Archimbaud, une pépite, du nom de sa collection. Écrivain, comédien et dramaturge, David Wahl fut attaché à plusieurs théâtres dont Le Rond-Point à Paris et Le Quartz de Brest qui lui avait commandé cette Histoire spirituelle de la Danse lors du festival DañsFabrik, en 2015. Il travaille sur l’écriture scénique depuis plus d’une quinzaine d’années, accompagne des metteurs en scène et chorégraphes dans l’élaboration et l’écriture de leurs spectacles et conçoit des expositions. Il côtoie aussi le milieu scientifique dont Océanopolis à Brest et est l’instigateur du concept de causeries qui tente de tisser des liens entre des domaines a priori éloignés comme théâtre et science, recherches savantes et récits populaires. Son Histoire spirituelle de la Danse fut publiée en 2015 chez Riveneuve-Archimbaud, elle est aujourd’hui rééditée dans sa collection Pépites et se situe au carrefour des sciences, de l’histoire, de la philosophie et des arts.

Le chorégraphe Angelin Preljocaj en a écrit la Préface sous le titre Comprendre, détruire, reconstruire. Directeur du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, il travaille avec une trentaine de danseurs dans le célèbre Pavillon noir construit par Rudy Ricciotti. Sa dernière création, Requiem(s), vient d’être présentée à Paris – cf. notre article du 15 juin 2024 -. Il résume l’ouvrage en ces quelques mots : « Précis, érudit, drôle, multipliant les références historiques, les coïncidences, les citations, ce livre inclassable ne ressemble à aucun autre ouvrage sur la danse. » Tout est dit.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Histoire spirituelle de la Danse, de David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve-Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas (10,50  ) – site : www.riveneuve.com – email : riveneuveeditions@riveneuve.com

Requiem(s)

Pièce pour dix-neuf danseurs, chorégraphie Angelin Preljocaj – à la Grande Halle de la Villette, dans le cadre d’une programmation Chaillot/Théâtre national de la Danse.

© Didier Philispart

C’est un chant pour les morts, un geste chorégraphique puissant, élaboré par Angelin Preljocaj avec dix-neuf danseurs et une multiplicité de moments musicaux – matières sonores instrumentales et vocales – qui s’enchaînent. Toutes les époques, de la Renaissance au XXIème siècle ont célébré la mort et mis en musique les rites funéraires l’accompagnant. Le chorégraphe tisse une succession d’adieux à ceux qu’il aime en cette messe profane et universelle qu’il propose, avec le s de Requiem(s) transgressant l’invariable et la minuscule de l’Académie française, qui a décidé de l’écrire comme un nom commun masculin.

Viennent immédiatement les représentations visuelles comme autant de Pietà(s), ces vierges de pitié dont la référence suprême mène à La Pietà en marbre de Michel-Ange datant de 1499, ou appelant La Descente de Croix de Rubens, datant de 1616/17. On en retrouve les signes et symboles dans l’imagerie de la lamentation avant résurrection, interprétée par Angelin Preljocaj dans sa pièce, Requiem(s), dense et luxuriante.

© Didier Philispart

Le chorégraphe nourrit sa réflexion autour de la pensée d’Émile Durkheim, père de la sociologie moderne qui, dans son travail sur Les formes élémentaires de la vie religieuse, évoque la relation au sacré et sa pluralité, s’interrogeant sur le mystère, l’extraordinaire et l’imprévu comme matrices des religions. « L’idée de civilisation a démarré le jour où on a commencé à enterrer nos morts » écrit-il. Il s’appuie aussi sur le philosophe Gilles Deleuze dans son Abécédaire qui, à la lettre R comme Résistance fait référence à Primo Lévi : « Je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée ou ce sentiment très vif d’une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art, ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. »

Dix-neuf danseurs en scène c’est comme une fête, et la célébration en ses nombreuses séquences est pleine de vie, de profondeur, de grâce et de beauté. La première image montre… est-ce le purgatoire ou les limbes… trois danseurs en suspension comme dans une bulle de savon, prisonniers d’un magma dont ils s’extirperont, aidés du collectif qui les accueille. Première descente de croix avec le Requiem de György Ligeti citant les mots de Dante qui dans La Divine Comédie écrivait au fronton de son Enfer : « Toi qui entres ici abandonne toute espérance », thème repris par Rodin dans sa Porte de l’Enfer.

© Didier Philispart

Pourtant aucun désespoir dans la chorégraphie. De la douleur, de la colère, de l’ironie parfois, l’évocation de certaines sociétés qui célèbrent la mort accomplissant des rites inconnus de nos sociétés – comme le font les Malgaches dans les cérémonies de retournement des morts. Les danseurs composent et décomposent leurs figures en quatuor, trios et duos, selon les scènes. Peu d’échappées en solo, la mort s’inscrit comme un fait social sous le regard de tous. On traverse des images de pétrification, des rythmes mesurés suivis d’accélérations, le lyrisme des violons, la montée de la musique, le mouvement qui s’accélère et les cercles qui s’affolent. Des demi-groupes tournent dans un sens puis dans l’autre, et s’inversent, des éclairs traversent l’écran de fond de scène. Il y a les gisants, les mains jointes, le sablier car le temps est compté.

Les images de Pietà se succèdent, visages pudiques derrière un voile-résille. Les hommes portent des corps sans vie. Il y a des vêtements de deuil, des personnages chromos sortis de leur siècle et portant collerette et habit qui scintille, des résurrections d’un autre âge. Un sublime lamento les accompagne. Deux hommes portant le camail des guerriers du Moyen-Âge et tuniques courtes, sont en lutte, légers comme des plumes dans un contraste qui saisit. Une explosion, de la neige, des ruines au sol, des pleureuses. Les temps se mélangent.

© Didier Philispart

Un chant venant de l’Est s’élève, suivi d’une envolée de cloches et d’un rouge incendie avant que la musique se brouille. Des duos se succèdent : l’un s’engage avec une danseuse portant tunique blanche – le blanc dans certains pays étant couleur de mort ; l’autre, place deux femmes dans un rond de lumière avant qu’elles rejoignent les nuages projetés sur écran, au son du piano ; un couple en noir, des robes blanches se croisent, lentement ; duos rejoints par d’autres danseurs et danseuses arrivant par grappes. Des fleurs roses s’affichent sur écran, comme une offrande.

De nombreuses figures se déclinent, belles et porteuses de sens : le collectif au sol, sur un remarquable travail des bras, deux danseurs au centre sur un solo de clarinette, suivi d’un mouvement vif et répétitif des danseurs portant avec élégance des jupes noires. Le texte de Deleuze s’avance sur fond de barbelés suivi de chants puissants et d’une basse continue. Puis un chœur de femmes monte dans les aigus. Un crâne s’affiche mais la danse est joyeuse. Deux grands prêtres et leurs diacres habillés de blanc signent le croisement du sacré, du religieux, du magique et du profane. Le travail musical remarquablement hétéroclite nous mène de Bach à Messien passant par le vocal médiéval et jusqu’au groupe rock américain de System of the Down.

Le rideau se baisse à l’arrière-scène. Au son des trompettes et guidé par les fumées on emporte un corps vêtu de blanc au royaume d’Hadès, sur fond de battements de cœur. Pas de barque solaire, trois juges sur écran s’appliquent à faire le tri. On pense à Jérôme Bosch en son Jugement dernier. Deux danseuses en robe de satin rouge écartent le rideau. Des arbres se projettent en une forêt sombre. Derrière, un voile et une résurrection, des duos d’hommes, l’un en grande tunique noire, sculptural. Tour à tour apparaît et disparaît l’ensemble du groupe portant jupes noires, torses nus pour les hommes, brassières pour les danseuses, pour témoigner de la plus douloureuse des morts, celle d’un enfant. La mère raconte. Les hommes tournent comme des derviches. Des poupées de chiffon sont accrochés au paravent et nous regardent. Des gestes de consolation sont esquissés. Les cercles se referment.

© Didier Philispart

Composé de trente danseurs magnifiquement formés, le Ballet Preljocaj travaille au Pavillon noir d’Aix-en-Provence et tourne dans le monde. En avril 2019 Angelin Preljocaj est nommé à l’Académie des Beaux-Arts dans la nouvelle section Chorégraphie. Il crée cette même année Winterreise/Le Voyage d’hiver de Schubert pour la Scala de Milan, ainsi que Soul Kitchen avec les détenus du centre pénitencier des Baumettes, à Marseille, après plusieurs mois d’ateliers au sein de la prison. Il présente aussi Gravité à Chaillot dont nous rendions compte dans un article du 19 février 2019. Il crée Le Lac des Cygnes en 2020, Deleuze/Hendrix en 2021, l’opéra Atys de Lully pour le Grand Théâtre de Genève en 2022. En juillet de cette même année il crée Mythologies avec les danseurs de son Ballet et ceux de l’Opéra de Bordeaux, suivi, en 2023 de Birthday Party pour des interprètes seniors, présenté à Chaillot. La même année, il donne à voir Torpeur au Festival Montpellier Danse.

Avec Requiem(s), Angelin Preljocaj nous place au cœur des ténèbres et des apocalypses. « Mon espoir le plus grand, c’est que le spectacle soit à la fois pour les danseurs et pour les spectateurs, une façon de se réunir autour de l’idée de la perte, de la mort, et de ce miracle qu’est le fait d’exister » dit-il. C’est aussi une fête de la vie, magnifiquement portée par les danseurs.

Brigitte Rémer, le 12 juin 2024

Danseurs :  Lucile Boulay, Elliot Bussinet, Araceli Caro Regalon, Léonardo Cremaschi, Lucilla Deville, Isabel García López, Mar Gómez Ballester, Paul-David Gonto, Béatrice La Fata, Tommaso Marchignoli, Théa Martin, Víctor Martínez Cáliz, Ygraine Miller-Zahnke, Max Pelillo, Agathe Peluso, Romain Renaud, Mireia Reyes Valenciano, Redi Shtylla, Micol Taiana. Lumières Éric Soyer – costumes Eleonora Peronetti – assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque. En tournée, du jeudi 4 au samedi 6 juillet 2024, au Corum de Montpellier, dans le cadre du Festival Montpellier Danse – Vendredi 12 juillet 2024, à l’Opéra de Vichy.

Du 23 au 31 mai 2024, mardi, vendredi à 20 h Samedi18 h, dimanche 16 h, relâche le 27 mai. Grande Halle de La Villette, espace Charlie Parker, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin.